Le Beethoven du Medronho

C'est à sept ans qu'Aquilino découvre le rituel de préparation de l'alcool d'arbouse chez un voisin : une passion est née.
 
Une fois la récolte engrangée, Aquilino surveille attentivement l’évolution de la fermentation des fruits placés dans des cuves, y ajoutant de l’eau de temps à autre si nécessaire.
Aquilino remue le mélange d'arbouse, d'eau de de frouxo régulièrement pour éviter que cela ne colle au fond du chaudron.
« Pour réussir un bon medronho, il y a trois secrets : la cueillette, la fermentation et le contrôle du feu. »
L'alcool commence à couler. Les 15 premiers litres, environ, (la tête) et les 15 derniers (la queue) ne seront conservés que pour le mélange de la prochaine distillation.
La passion d’Aquilino pour l’arbouse a commencé dès ses sept ans en assistant chez un voisin au rituel immuable de la préparation de cet alcool originaire de l’Algarve. Pendant des années, ensuite, il participera à toutes les phases du processus jusqu’à ce qu’un beau jour il se lance en solo.

A Cortelha, dans les monts de l’Algarve, Aquilino Candeias Sousa Costa – la quarantaine et un look de rocker – a d’abord travaillé dans le bâtiment, dans la fabrication de portes et fenêtres avant de s’orienter vers les travaux des champs, l’entretien des arbres et plus particulièrement les chênes-lièges, un autre symbole de la région.

« C’est ici que je me sens bien, dans la nature. On est au bout du monde, il n’y a pas grand-chose, pas de cinéma, pas de concerts, mais ça ne me manque pas ».

Le village est traversé par la N2 – la route la plus longue du Portugal, qui serpente dans les collines algarviennes après avoir pris son élan à Faro, puis descend vers l’Alentejo et traverse tout le pays longitudinalement jusqu’à Chaves.

C’est à 35 ans qu’Aquilino décide de voler de ses propres ailes, poussé par son mentor. Sa production sera d’abord réservée à sa famille et à ses proches pour gagner de l’expérience, mettre au point son medronho.

« Pour réussir un bon medronho, explique Aquilino en homme-orchestre, remuant les arbouses qui cuisent dans le chaudron, tout en observant le feu de bois, il y a trois secrets : la cueillette, la fermentation et le contrôle du feu. »

« Le plus difficile, explique-t-il, c’est la cueillette : deux mois de travail, tous les jours de sept heures du matin à sept heures du soir. Cela représente 5 à 6 km à pied, si on en trouve, sinon ça peut aller jusqu’au double… »

La cueillette a lieu généralement entre le 15 octobre et le 20 décembre, sur des terrains broussailleux, pas toujours faciles d’accès, appartenant à la commune, mais lorsque la récolte n’est pas suffisante, Aquilino négocie avec les propriétaires des plantations de medronheiros [arbousiers], notamment ceux pour lesquels il travaille. Ces plantations, les medronhais, sont récentes, elles ont été promues par la politique agricole du gouvernement depuis quelques années.

Notre bouilleur de cru sélectionne avec beaucoup d’attention ses fruits, ils ne doivent pas être verts ou trop mûrs, les pédoncules et les feuilles sont soigneusement enlevés pour éviter une certaine amertume.

Une fois la précieuse récolte engrangée, Aquilino surveille attentivement l’évolution de la fermentation des fruits placés dans des cuves, y ajoutant de l’eau de temps à autre si nécessaire. Cette étape dure 45 jours, pendant lesquels il faut impérativement se protéger contre d’éventuels champignons ou insectes attirés par le sucre, qui peuvent tout gâcher.

Quant au feu, il est extrêmement important de ne pas laisser le fruit brûler dans le fond du chaudron, la chaleur doit être contrôlée en permanence, il faut remuer le mélange régulièrement.

Après une première année, encouragé par sa famille et ses amis, Aquilino lance officiellement sa production, la Casa dos Cocharros [Le cocharro est un ustensile en liège utilisé autrefois par les travailleurs agricoles pour boire]. Lorsqu’il fait analyser son produit à l’université de l’Algarve, comme la loi l’y oblige, on lui demande depuis combien d’années il fait du medronho et quel est son secret, tant la qualité de son alcool est évidente.

« J’ai expliqué que je venais de commencer, mais ils ne m’ont pas cru. J’ai été classé parmi les dix meilleurs. »

Leur surprise fut bien plus grande lorsque, la troisième année, ils ont dû déclarer le medronho du rocker de Cortelha le plus pur de l’Algarve.

« Mon alcool brûle de la langue à la gorge – explique-t-il en dessinant le parcours à l’aide de l’index, de la bouche à la base du cou, entre les deux clavicules – beaucoup d’autres brûlent jusqu’à l’estomac. Certains producteurs ajoutent de l’alcool alimentaire, ça dénature la boisson », explique-t-il.

Il existe environ deux cents producteurs légalement déclarés en Algarve, mais de nombreux clandestins tentent d’échapper à la lourdeur administrative en prenant de grands risques, au pays de la burrocracia.

Aquilino vend 90 % de son arbouse à des connaissances, à des clients fidèles qui augmentent au fil des ans de bouche à oreille. L’an passé il a décliné la proposition d’un hôtel de la région qui voulait lui acheter toute sa production annuelle, qui représente 300 litres.

« Cela m’aurait coupé de ma clientèle traditionnelle : les pieds et les mains liés j’aurais été à la merci du bon vouloir de l’hôtel… Ma démarche ne relève pas seulement du commerce. »

Aquilino continue de surveiller le feu, remuant de temps en temps le contenu du chaudron, une centaine de kg d’arbouses, une vingtaine de litres d’eau et presque autant de frouxo (la « queue », la fin de la dernière distillation), tout en présentant le processus de manière très didactique. Il est vrai qu’il a l’habitude de recevoir des écoles pour expliquer les différentes phases de l’élaboration de son précieux nectar.

Le mélange chauffe pendant une heure et demi, puis l’alcool commence lentement à couler pendant près de trois heures, d’abord à 75º ou 80º avant de descendre et se stabiliser à 45º. Les premiers litres, la « tête » ne seront pas conservés, de même que la fin, la « queue », le frouxo. Ils seront utilisés pour la prochaine distillation. Entre les deux se trouve le « cœur », l’éthanol et les arômes les plus intéressants, environ une vingtaine de litres.

Aussi incroyable que cela paraisse, notre Mozart de l’arbouse ne boit pas, il n’a jamais goûté à son alcool, « mais je suis capable de le reconnaître à son odeur, on m’a souvent fait faire le test et je ne me suis jamais trompé ».

Mais, après tout, Beethoven n’était-il pas sourd ?